DIX-HUIT
 
Le cirque du Pathet Lao

 

Quelques heures après avoir descendu Evie Cray, Ed Chirnois se retrouva sur le terrain vague derrière le terrier des Hommes Nouveaux.

Il y régnait une obscurité totale que perçaient, sous des angles insolites, des éclairs de lumière blanche provenant des docks. De temps en temps, un vaisseau classe K jaillissait de ses cales sur une colonne verticale de produits de fusion et, pendant deux ou trois secondes, Ed discernait de petits monticules, des fosses, des mares, des entassements d’objets technologiques défectueux. Partout une odeur de métal et de produits chimiques. Une vapeur s’exhalait des chantiers comme une brume tenace. Ed recommençait à vomir, et les voix du caisson étaient revenues dans sa tête. Il jeta les armes dans la première mare qu’il trouva. Putain d’existence ! Et il avait fini par tuer quelqu’un. Il se revit en train de frimer devant Tig Vesicule :

— Quand on a fait tous les trucs qui en valent la peine, on est forcé de se mettre aux trucs qui valent pas la peine.

Une petite fumée s’échappa de la mare, comme si elle ne contenait pas seulement de l’eau de pluie. Peu après s’être débarrassé des armes, il trouva un pousse-pousse abandonné. Le véhicule se matérialisa soudain devant lui – hors contexte, une roue dans un trou inondé – dressé à un angle bizarre sous le ciel. Détectant son approche, des pubs sortirent en rampant sur les côtés du toit et fusionnèrent en une douce lumière dans l’air juste au-dessus. Un indicatif musical démarra. Une voix se répercuta d’un bout à l’autre du terrain vague :

— L’Observatorium et Espace Karma Authentique de Sandra Shen Incorporant le Cirque du Pathet Lao !

— Non, merci, dit Ed. Je continue à pied.

C’est à la lueur d’une nouvelle déflagration dans les chantiers spatiaux qu’il découvrit la conductrice du pousse. À genoux, courbée entre les brancards, elle respirait avec une sorte de sifflement rauque et soufflait en grognant. De temps à autre, tout son corps se raidissait, aussi tendu qu’un poing fermé, et elle se mettait à trembler. Puis elle semblait se détendre à nouveau. Une ou deux fois, elle rit toute seule et dit : « Hé, mec. » Elle était occupée à mourir comme elle avait été occupée à vivre : en faisant l’impasse sur tout le reste. Ed s’agenouilla près d’elle. C’était comme s’il s’agenouillait près d’un cheval renversé.

— Tiens bon, dit-il. Ne meurs pas. Tu vas t’en sortir.

Il l’entendit rire douloureusement.

— Qu’est-ce que t’en sais, connard ? dit la fille d’une voix étouffée.

Il sentait la chaleur s’échapper à flots de son corps. Il avait l’impression qu’elle allait fuir ainsi, à toute vitesse, jusqu’au bout, et qu’elle ne serait jamais remplacée. Il essaya de l’entourer de ses bras pour retenir cette chaleur. Mais elle était trop grosse, alors il se contenta de lui tenir la main.

— Tu t’appelles comment ? dit-il.

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Si tu me dis ton nom, tu ne peux pas mourir, expliqua Ed. C’est comme si on était entrés en contact, quoi. Alors, tu me dois quelque chose, et cetera.

Il réfléchit, puis dit :

— Je ne veux pas que tu meures.

— Merde. Les autres gens crèvent tranquillement. Moi, j’ai droit à un bulleur.

Ed était surpris qu’elle l’ait deviné.

— Comment tu le sais ? C’est impossible que tu le saches.

Elle reprit sa respiration, par à-coups.

— Regarde-toi, lui conseilla-t-elle. T’es aussi mort que moi, seulement, c’est à l’intérieur.

Elle plissa les yeux.

— T’as du sang partout, mec, l’informa-t-elle. T’es plein de sang. Au moins, j’ai pas de sang sur moi.

Ce qui sembla lui remonter le moral. Elle hocha la tête, se laissa retomber.

— Je suis Annie Glyph, dit-elle. Ou je l’étais.

— Venez nous voir aujourd’hui ! tonna brusquement le logiciel publicitaire du véhicule. L’Observatorium et Espace Karma Authentique de Sandra Shen Incorporant le Cirque du Pathet Lao ! Avec, en prime, des Visions du Futur : Prophétie, Cartomancie, Athéromancie !

— J’ai bossé cinq ans dans cette ville, avec mes putains de tripes, rien que mes tripes, et le café électrique, dit Annie Glyph. C’est deux ans de plus que la moyenne.

— C’est quoi, l’athéromancie ? demanda Ed.

— J’en sais rien.

Il examina le pousse-pousse. De méchantes roues à rayons et du plastique orange : totalement Pierpoint Street. Les conductrices roulaient dix-huit heures par jour afin de se payer des amphés pour décoller et de l’opium pour compenser ; ensuite, elles explosaient. Du café électrique et des tripes, fanfaronnaient-elles. À la fin, elles n’avaient plus qu’une automystification. Leur indestructibilité même signifiait leur destruction. Ed secoua la tête.

— Comment tu peux vivre avec ça ? dit-il.

Mais Annie Glyph ne vivait plus avec. Ses yeux étaient vides et elle s’était affalée sur le côté, entraînant le pousse-pousse dans sa chute. Ed avait du mal à croire qu’un être aussi plein de vie qu’elle puisse mourir. Son corps énorme était encore luisant de sueur. Son visage mince et vigoureux, écrasé par les muscles du cou et des épaules, virilisé par le patch de testostérone sous-cutané que le tailleur avait désigné comme partie intégrante du kit de conversion au rabais, avait une sorte de beauté gravée à l’eau-forte. Ed le considéra pendant quelques secondes puis se pencha pour lui fermer les yeux.

— Hé ! Annie, dit-il. Tu peux enfin dormir.

Sur ce, il se passa quelque chose de bizarre. Les pommettes d’Annie ondulèrent et remuèrent lourdement – effet qu’il attribua à l’éclairage irrégulier des pubs du pousse-pousse. Mais c’est alors que sa tête tout entière devint floue et sembla se disloquer en éclats de lumière.

— Merde ! dit Ed.

Il se releva d’un bond et tomba à la renverse.

Cela dura une minute, peut-être deux. Les lumières s’envolèrent en frétillant vers la région phosphorescente où s’épanouissaient les pubs du pousse. Lumières et pubs refluèrent ensuite dans son visage, qui les absorba comme une éponge sèche absorbe des larmes. Sa jambe gauche se contracta, puis se lança en l’air dans un spasme galvanique.

— Putain ! s’écria-t-elle.

Elle s’éclaircit la gorge et cracha. S’arc-boutant des mains et des pieds dans la fange, elle se releva et redressa le pousse-pousse. Elle s’ébroua et regarda Ed assis par terre. De la vapeur s’élevait déjà du creux de ses reins dans la nuit froide.

— Y m’est encore jamais arrivé un truc pareil, se plaignit-elle.

— Tu étais morte, chuchota Ed.

Elle haussa les épaules.

— Trop d’amphés. Je peux corriger ça en augmentant la dose. Tu veux aller quelque part ?

Ed se releva et recula.

— Non, merci.

— Hé ! Grimpe là-dedans, mec. C’est gratuit. T’as gagné une course en taxi-pousse.

Elle leva les yeux vers les étoiles, puis promena lentement son regard sur le terrain vague, comme si elle ne savait pas trop comment elle était arrivée là.

— Je te dois un service, dit-elle. Je sais plus pourquoi.

 

Ce fut le parcours le plus bizarre qu’Ed ait jamais fait.

Deux heures du matin : les rues étaient désertes, Ed n’entendait que le claquement souple et régulier des pieds d’Annie. Les brancards oscillaient verticalement à chaque foulée, mais le logiciel du pousse compensait ce mouvement, si bien qu’Ed avait l’impression de glisser tout en étant immobile. De la conductrice il ne voyait que les cuisses et les fesses massives, peintes en Lycra bleu électrique. De temps à autre, elle secouait la tête, et la sueur se vaporisait dans l’auréole de douce lumière publicitaire entourant le pousse. La chaleur d’Annie ruisselait autour d’Ed, l’isolant de la nuit glaciale. En plus, il se sentait isolé de tout, comme si le fait d’être son passager lui permettait de se retirer du monde, de se reposer de ses mystères.

Lorsqu’il le lui avoua, elle éclata de rire.

— Ah, ces bulleurs ! dit-elle. Vous reposer, c’est tout ce que vous savez faire, vous autres branleurs des caissons.

— J’ai eu une autre vie, avant.

— Y disent tous ça. Hé ! Tu sais pas que c’est défendu de parler à la conductrice ? Elle a son boulot à faire même si toi t’en as pas.

La nuit défilait à toute allure. Au quartier de la retaille succéda Union Square, puis East Garden. Partout, de la pub-intox CMT. « La guerre ! » annonçaient les panneaux d’affichage holographiques.

— T’es prêt ?

Annie tourna pour emprunter brièvement la partie centre-ville de Pierpoint Street, qui était aussi déserte que si la guerre avait déjà commencé. Les parcs de caissons et les officines de recoupe étaient tous fermés. Çà et là, un paumé buvait du whisky Carmody Rose dans un bar où il était l’unique client tandis qu’un cultivar en tablier essuyait le comptoir avec un chiffon sale et méditait sur la différence entre la vie et son semblant. Ils resteraient comme ça jusqu’à l’aube puis rentreraient chez eux sans cesser de se poser la question.

— Alors, tu faisais quoi dans cette autre vie ? demanda brusquement Annie. « J’ai pas toujours été bulleur », c’est ça ?

Ed haussa les épaules.

— Un truc que j’ai fait, commença-t-il, j’ai piloté des sondeurs…

— Y disent tous ça.

— Hé ! dit Ed. On est pas obligés de parler.

Annie rit toute seule. Elle vira à gauche, quittant Pierpoint pour s’engager sur Impreza, puis encore à gauche au croisement d’Impreza et de Skyline. Là, elle dut affronter une côte de huit cents mètres, mais sa respiration se modifia à peine. Les montées, suggérait son langage corporel, c’était la monnaie de la vie pour une tireuse de pousse. Au bout d’un moment, Ed dit :

— Je me souviens d’un truc : j’avais un chat. C’était quand j’étais gosse.

— Ouais ? De quelle couleur il était ?

— Il était noir, dit Ed. C’était un chat noir.

Il pouvait se faire une image mentale précise du chat en train de jongler avec une plume colorée dans le couloir. Pendant vingt minutes, il s’absorbait complètement dans tout ce qu’on pouvait lui proposer – du papier, une plume, un bouchon peint –, puis s’en désintéressait et s’endormait. Il était noir et maigre, avec des mouvements fluides et nerveux, une petite tête pointue et des yeux jaunes. Il avait toujours faim. Ed pouvait se faire une image mentale précise du chat, mais il n’avait conservé aucun souvenir de la maison familiale. Au lieu de quoi, il avait des tas de souvenirs du caisson, dont la complétude brillante et la perfection structurale lui disaient qu’ils n’étaient pas réels.

— Peut-être qu’il y avait un autre chat, aussi, dit-il. Une sœur.

Mais, réflexion faite, il comprit que c’était faux.

— On y est, dit soudain Annie.

Le pousse-pousse s’arrêta en cahotant. Ed, rejeté dans la réalité, regardait autour de lui sans comprendre. Des clôtures et des portails dégoulinants de condensation s’agitaient sous le vent de terre. Derrière, une langue de béton glaciale s’étirait vers les marais salants et les dunes de sable, où l’on apercevait une incrustation d’hôtels et de bars miteux construits en planches rongées par l’air marin.

— On est où ? dit-il. Merde.

— Quand le client donne pas de destination, je l’amène ici, expliqua Annie Glyph. Ça te plaît pas ? Le cirque me donne un pourcentage. Tu piges ? Là-bas.

Elle attira son attention sur un amas de lumières au loin, puis le regarda d’un air anxieux quand il ne manifesta aucun enthousiasme.

— C’est pas si mal que ça, dit-elle. Y a des hôtels et le reste, là aussi. C’est l’aéroport non commercial.

Ed regarda par-dessus la clôture.

— Merde, dit-il à nouveau.

— Je touche un pourcentage quand je leur envoie des clients, dit Annie. Je peux t’y conduire, si tu veux.

Elle haussa les épaules et dit :

— Ou alors, je pourrais t’amener quelque part. Mais pour ça, il faut que tu paies.

— J’irai à pied, dit Ed. J’ai pas de fric.

— Pas de fric ?

Il haussa les épaules.

— Pas de fric et pas grand-chose d’autre, dit-il.

Elle le fixa avec une expression qu’il ne put interpréter.

— J’étais en train de crever, là-bas, dit-elle. Mais tu as pris le temps de t’occuper de moi. Alors, je vais te ramener en ville.

— En fait, dit Ed, j’ai pas d’endroit où aller non plus. Pas de fric. Pas de piaule. Pas de raison d’être là.

Visiblement, elle essayait de traiter ces informations. Ses lèvres bougèrent un peu lorsqu’elle le regarda. Il comprit brusquement qu’elle avait bon cœur, et ça le rendit anxieux à son endroit. Il en était déprimé.

— Hé ! dit-il. Et alors ? Tu me dois rien, merci pour le voyage.

Il contempla son corps immense sous toutes les coutures.

— T’es douée pour la course.

Elle le considéra d’un air perplexe, puis son regard descendit sur sa propre personne avant de se poser, au-delà de la clôture en grillage et du portail agité par le vent, sur le cirque en bord de mer.

— J’ai une chambre là-bas, dit-elle. Tu vois ces lumières ? Je leur amène des clients, ils me laissent la piaule. C’est comme ça que je m’arrange avec eux. Tu veux crécher là-bas ?

Le portail vibra, l’air marin se refroidit un peu plus. Ed songea à Tig et à Neena, à ce qui leur était arrivé.

— D’ac, dit-il.

— Le matin, tu pourras chercher du boulot.

— J’ai toujours voulu travailler dans un cirque.

Elle le regarda du coin de l’œil en ouvrant le portail.

— Comme tous les mômes, dit-elle.

La pièce était à peine plus grande qu’elle, avec de méchants murs en aggloméré qui grinçaient et pliaient sous le vent. Ils étaient peints en blanc cassé et comportaient deux rayonnages branlants. Il y avait une cabine douche-W.-C. en plastique transparent dans un coin ; un four à induction et deux ou trois casseroles dans un autre. Un futon était roulé contre le mur. C’était un espace sinistre et transitoire comme on pourrait en rêver, puant la sueur et le riz frit à l’huile. La sueur du café électrique. La sueur d’une conductrice de pousse. Mais elle avait quelques objets personnels sur les étagères ; bien peu de ses consœurs pouvaient en dire autant. Elle possédait deux tenues de rechange en Lycra, trois vieux bouquins et quelques fleurs en papier.

— C’est sympa, dit Ed.

— Déconne pas, c’est merdique.

Elle indiqua le futon et dit :

— Je pourrais nous faire à bouffer, ou peut-être que t’aimerais te coucher ?

Ed n’avait pas dû sembler très empressé.

— Hé ! dit-elle. Je suis douce. J’ai encore esquinté personne.

Elle ne mentait pas. Elle l’enveloppa avec soin. Il émanait de sa peau vert olive au léger duvet une odeur forte et insolite, qui évoquait les clous de girofle sur un lit de glace. Elle le toucha avec douceur, le protégea de ses convulsions en jouissant quelque part au tréfonds d’elle-même, et l’encouragea gentiment à la pilonner aussi durement qu’il le voudrait. Lorsqu’il s’éveilla au milieu de la nuit, il s’aperçut qu’elle s’était incurvée autour de lui avec une prévenance maladroite, comme si elle n’était pas habituée à avoir quelqu’un chez elle. La marée montait. Ed resta couché et écouta la mer bousculer les galets en refluant. Le vent sifflait. Un ciel bleuâtre annonçait l’aube. Ed sentait le cirque s’éveiller autour de lui, bien qu’il ne sache pas encore ce que cela pourrait signifier pour lui. Bercé par la tranquille respiration apaisante d’Annie Glyph et le mouvement régulier de son énorme cage thoracique, il ne tarda pas à se rendormir.

 

Qui avait besoin d’un cirque à une époque pareille ? Le Halo était un cirque par lui-même. Le cirque était dans la rue. Il était dans la tête des gens. Cracher du feu ? Tout le monde était cracheur de feu. Tout le monde avait des gènes d’hurluberlu et une histoire à raconter. Avec les tatouages pensants, tout le monde était l’Homme Illustré. Tout le monde décollait pour ainsi dire sur son propre trapèze volant. C’était la fuite dans le grotesque. Le cultivar cornu sur Electric Avenue, le bulleur replié dans la position du fœtus au fond de son caisson : qu’ils le sachent ou non, ils avaient posé et traité toutes les questions que l’univers pouvait prendre en charge pour le moment. Ils étaient aussi leur propre public.

Une seule chose était impossible : être un extraterrestre. Sandra Shen en gardait donc quelques-uns en réserve. Et les prophéties avaient toujours du succès, parce que, jusque-là, personne ne pouvait en faire correctement. Mais devant l’ubiquité du grotesque, le Cirque du Pathet Lao avait été forcé de chercher ailleurs le frisson bon marché au cœur de la représentation et, dans une série de stupéfiants numéros d’imagination conçus – et quelquefois joués – par Sandra Shen elle-même, de présenter la normalité disparue.

L’époque d’Ed Chirnois put donc se définir comme l’antithèse culturelle de « Petit Déjeuner, 1950 ». On pouvait frissonner avec « Achat d’un Soutien-gorge à Armatures chez Dorothy Perkins, 1972 » ou « Lecture d’un Roman, début des années 1980 », et ricaner devant les pervers « Nouveau-Né » et « Toyota Previa et Écoliers, Clapham, Londres S.W. 4 », datés l’un comme l’autre de 2002. Le comble de l’extraordinaire – perché exactement au sommet du tournant historique – était l’étonnant « Brian Tate et Michael Kearney Regardant un Écran d’Ordinateur, 1999 ». Ces tableaux en écrin – mimés derrière une vitre et sous un puissant éclairage par les clones d’hommes obèses au bord de la crise cardiaque sur un quai de métro à Zurich, ou par des femmes anorexiques en tenues sport+baise millésimées Los Angeles, 1982 – faisaient renaître toute la bizarrerie réconfortante de la Terre Ancienne. Rien de plus rentable que ces fantasmes désespérés. Comme des bonnes fées, ils avaient béni le Cirque à ses débuts et financé ses premières tournées mouvementées d’un bout à l’autre du Halo ; ils assuraient maintenant sa survie dans la zone crépusculaire de New Venusport.

Le succès est souvent à l’origine de son propre déclin. Les gens ne venaient plus regarder. Ils venaient pour se faire des idées. Ils ne se contentaient plus d’être spectateurs d’un passé disparu : ils voulaient le devenir. Les styles de vie rétro qui émergeaient des enclaves d’entreprise avaient moins d’exactitude historique qu’un tableau de Sandra Shen, mais une inspiration plus soft, plus commerciale. C’était le « look décontracté du vendredi ». C’était le téléphone Ericsson et un pull en laine italien porté sur les épaules, les manches nouées sans serrer sur le devant. Entre-temps, le bruit courait dans la mouvance radicale qu’un styliste génétique et ex-entradista de Motel Splendido s’était transformé en la réplique exacte d’une vedette de music-hall victorienne en utilisant de l’ADN authentique.

Devant pareille concurrence, Madame Shen songeait à passer à autre chose. Mais ce n’était pas la seule raison.

 

Qui plonge trop profond doit s’attendre à être brûlé. C’est une vérité incontournable. Ed rêva d’un sondeur éclatant au ralenti dans la photosphère d’une étoile de type G. Le sondeur était Ed. Puis il rêva qu’il bullait à nouveau, mais que l’univers du caisson s’était disloqué et qu’il entendait déjà des voix dans tous les placards, à tous les coins de rue, sous les jupons de toutes les jolies filles. Puis il s’éveilla en sursaut et il faisait grand jour ; il entendait la mer d’un côté des dunes, et le cirque de l’autre. Il trouva deux samoussas aux légumes enveloppés dans une feuille de papier sulfurisé, un peu d’argent, aussi, avec un petit mot : « Pour le travail, va voir la réceptionniste. Annie. » L’écriture d’Annie était aussi appliquée et intelligente que sa manière d’aborder les rapports sexuels. Ed mangea les beignets et promena un regard rassuré sur la petite chambre baignée de lumière marine et saturée d’effluves salins.

L’Observatorium et Espace Karma Authentique de Sandra Shen Incorporant le Cirque du Pathet Lao occupait une aire bétonnée d’un hectare à la périphérie de l’aéroport non commercial.

L’Observatorium, logé dans une série de bizarres caissons pressurisés et d’enceintes magnétiques, en prenait moins d’un quart, alors que le Cirque lui-même était hébergé dans un bâtiment unique dont l’architecture composite, tout en courbes et volutes, avait été conçue pour évoquer une tente de fête foraine. Les logements du personnel occupaient le reste du terrain. Tout était exactement comme on s’y attendait : allées envahies par les herbes, préfabriqués en alliage marbrés de traînées de sel, vieux hologrammes de forains qui avaient oublié leur passé humain : décolorés, mais énergiques, ils s’animaient sur votre passage et vous poursuivaient, vous rudoyaient, vous baratinaient. Tous les gens qui travaillaient là étaient comme ça : pleins de vie, mais déconnectés. Ed avait l’impression d’être comme eux. Il lui fallut traverser tout le terrain pour trouver le bureau, qui était dans un autre baraquement en bois décrépit, blanc grisâtre sous une enseigne au néon défectueuse.

La réceptionniste portait une perruque blonde – un volumineux empilement de cheveux platinés qui n’avait pas dû coûter très cher. Elle était assise devant un terminal holographique d’un type qu’Ed ne connaissait pas. L’appareil ressemblait à un aquarium démodé, dans lequel il crut discerner, de temps à autre, un flot de bulles, un faux coquillage ouvert sur une sirène miniature. La réceptionniste elle-même était une sorte de sirène. Plus vieille qu’elle ne le paraissait, modestement assise à l’abri de ses cheveux, c’était une petite femme avec le sens de l’humour et un accent qu’il ne pouvait identifier.

Lorsque Ed déclara ses intentions, la chose prit un tour bizarrement formel. Elle lui demanda des renseignements sur sa personne, qu’il inventa de toutes pièces, à l’exception de son nom. Elle lui demanda ce qu’il savait faire. C’était plus facile.

— Piloter n’importe quel type de vaisseau, se vanta-t-il.

La réceptionniste feignit de regarder par la fenêtre.

— Nous n’avons pas besoin de pilote, pour le moment, dit-elle. Comme vous pouvez le voir, nous sommes au sol.

— Bloqueurs de soleils, cargos en espace profond, vaisseaux interstellaires, sondeurs, poursuivit Ed. Je les connais, et je les ai pilotés.

Il était surpris de constater à quel point c’était proche de la vérité.

— Des moteurs à fusion jusqu’aux propulseurs à dynaflux. Et puis un truc que j’ai jamais identifié. Avec des commandes humaines greffées sur du matériel extraterrestre.

— Je vous comprends, dit la réceptionniste. Mais y a-t-il autre chose que vous sachiez faire ?

Ed réfléchit.

— J’ai été navigateur sur des vaisseaux Alcubière, dit-il. Vous voyez ce que je veux dire, ces gros machins qui plient la réalité devant eux ? Comme de l’étoffe qui se froisse.

Il secoua la tête, essaya de visualiser la torsion d’Alcubière.

— Ou peut-être que c’est pas comme ça du tout. En tout cas, l’espace est faussé, la matière est faussée, le temps passe par la fenêtre avec tout le reste. C’est tout juste si on peut survivre à l’intérieur du vaisseau. Les navigateurs surfent sur cette partie de la vague. Ils peuvent sortir dans des capsules d’activité extravéhiculaire, se garer dans la torsion, et essayer de voir ce qui va se passer ensuite. Un truc qu’ils peuvent pas voir de là où ils sont, c’est leur vie qui fout le camp devant eux.

Il se sentit tout triste rien que d’en parler.

— On appelle ça l’onde d’étrave, expliqua-t-il.

— Le type d’emplois que nous proposons… commença la réceptionniste.

— On voit des fois des trucs délirants quand on est navigateur. Ça ressemble à des anguilles argentées sous la mer. En migration. C’est une sorte de radiation, enfin, c’est comme ça qu’on me l’a expliqué, mais c’est pas du tout ce qu’on voit. Votre vie fuit de tous les côtés comme des anguilles sous la mer, et vous la regardez se barrer. Après, vous comprenez plus pourquoi vous faites un boulot pareil.

Il regarda ses mains et dit :

— J’ai surfé sur cette vague et sur quelques autres aussi. En tout cas, je peux piloter n’importe quel type de fusée. Sauf les classe K, évidemment.

La réceptionniste secoua la tête.

— Je voulais dire : est-ce que vous pouvez faire des choses comme empiler des cageots, nettoyer les cages des animaux ? Ce genre de travail.

Elle consulta le terminal à nouveau puis dit :

— Ou alors, la prophétie.

— Pardon ? dit Ed en riant.

Elle le regarda calmement.

— Dire l’avenir, expliqua-t-elle, comme si elle parlait à quelqu’un qui ignorait le mot, mais était assez intelligent pour l’apprendre.

Ed se pencha en avant et regarda à l’intérieur du terminal.

— Qu’est-ce qui se passe, là-dedans ? demanda-t-il.

Les yeux de la femme étaient d’une couleur déroutante. Tantôt vert jade, tantôt verts comme une vague d’eau salée ; et tantôt, en quelque sorte, les deux à la fois. Il y avait dans sa pupille des points d’argent qui semblaient prêts à s’effriter et à s’envoler au loin. Soudain, elle éteignit le terminal et se leva comme s’il fallait qu’elle soit ailleurs et qu’elle n’avait plus le temps de parler avec Ed. Une fois debout, elle parut plus grande et plus jeune, bien que ses souliers y soient pour quelque chose et qu’elle soit encore obligée de lever la tête pour regarder son interlocuteur dans les yeux. Elle portait une veste en jean bleu pâle avec des poches western et des motifs en strass, et une jupe tube en cuir noir. Elle lissa la jupe sur le devant de ses cuisses et dit :

— Nous cherchons toujours des prophètes.

Ed haussa les épaules.

— Ce truc m’a jamais intéressé, dit-il. Dans mon cas, c’était plus important de pas connaître l’avenir. Vous voyez ?

Elle lui adressa un brusque sourire chaleureux.

— J’imagine que c’était plus important, dit-elle. Bon, allez lui parler. On ne sait jamais.

— Parler à qui ?

La réceptionniste finit de lisser sa jupe puis se dirigea vers la porte. Son dos ondulait comme pour maintenir l’énorme coiffure en équilibre. Ce qui lui donnait une démarche intéressante, songea Ed, pour une personne d’un certain âge. Il la suivit dehors et s’immobilisa en haut des marches, la main en visière. La matinée était déjà bien avancée. La lumière marine rejaillissait sur le béton nu – lumière marine et brûlante pour éblouir et irriter les imprudents.

— À Madame Sandra, dit-elle sans se retourner.

Pour une raison ou une autre, ce nom le fit frissonner. Il regarda la réceptionniste se diriger vers le Cirque du Pathet Lao à l’autre bout du terrain, dans sa tente de fête foraine d’un blanc aveuglant.

— Hé ! cria-t-il. Où je peux la trouver, alors ?

La réceptionniste ne s’arrêta pas.

— Madame Sandra vous trouvera, Ed. Elle vous trouvera.

 

Plus tard, ce matin-là, il se tenait sur les dunes et regardait vers la mer. La lumière était dure et violette. De petits lézards à gorge rouge détalaient dans les oyats à ses pieds. Il entendait la mélodie du dub d’eau salée rebondir sur les basses dans quelque bar chic plus loin sur la route d’accès. Devant lui, un panneau aux lettres pâlies sur un piquet planté de travers dans le sable annonçait « Monster Beach ». On ne savait pas quelle direction il indiquait, mais Ed jugea que c’était tout droit. Il sourit. Ça me dépasse, se dit-il. Mais il pensait moins à la pancarte de la plage qu’à l’insaisissable Sandra Shen. Il avait faim à nouveau. En retournant à la chambre d’Annie Glyph, il entendit des sons qu’il identifia comme sortant du bar désert du Dunes Motel, caisse en planches chevauchantes posée dans une sorte de coquille d’huître envahie par les herbes, un peu à l’écart du motel lui-même.

Tournant le dos à la lumière brûlante, Ed risqua un œil par la porte ouverte et aperçut, dans la fraîche pénombre qui régnait à l’intérieur, trois vieillards décharnés, avec des casquettes blanches et des pantalons en polyester vert bronze, plissés sur le devant et trop grands pour eux, en train de lancer les dés sur une couverture à même le sol.

— Hé ! dit Ed. Le jeu du Vaisseau.

Ils levèrent la tête vers lui avec une absence totale d’intérêt et se repenchèrent immédiatement sur leur partie. Leurs yeux étaient comme des têtes de clou marron foncé, le blanc caillé par l’âge. Ils avaient des moustaches poivre et sel bien dessinées, une peau couleur café, grillée par le soleil, et des mains maigres aux grosses veines, qui semblaient fragiles, mais ne l’étaient pas. Des vies qui s’écoulaient de plus en plus lentement, baignant dans la substance préservatrice du rhum Black Heart. L’un d’eux finit par dire, d’une voix douce et lointaine :

— Il faut payer pour jouer.

— C’est le moteur du capitalisme, convint Ed en mettant la main à sa poche.

Le jeu du Vaisseau…

Appelé aussi Entreflex ou Truchement, cette collision frontale des osselets et du jeu de dés – avec son jargon à fleur de nerfs, ses pièces en os comme des jointures de macchabée, ses douze caractères colorés dont personne ne savait vraiment plus le sens – était endémique. À l’échelle de la galaxie. D’aucuns disaient que le jeu était arrivé avec les Hommes Nouveaux, à bord de leur vaisseau amiral Retirez Tous Les Emballages. D’autres qu’il était né sur les vénérables et poussifs vaisseaux marchands subluminiques du Crédit icénien. Cette distraction avait connu de nombreux avatars. Dans sa forme actuelle, commentaire ironique de tout ce qui se passait dans le vide spatial, les caractères et les noms que leur donnaient les joueurs étaient censés représenter le célèbre Engagement N = 1000, une des premières rencontres entre humains et Nastic, durant laquelle, dépassé par le nombre d’événements et de conditions impliqués dans ce combat spatial – trop de vaisseaux, trop de dimensions à investir, trop de physiques différentes derrière lesquelles se cacher, trop de stratégies simultanément en action à l’échelle de la nanoseconde –, l’amiral des CMT, Stuart Kauffman, abandonna les transformations de Tate-Kearney et soumit ses décisions stratégiques au hasard des coups de dés, tout simplement. Ed, pour qui le jeu était moins un commentaire de l’Histoire qu’une source de revenus, y avait joué pendant toute sa vie d’adulte, depuis le premier vaisseau où il était monté comme passager clandestin jusqu’au dernier vaisseau auquel il avait faussé compagnie. Les voix douces des vieillards remplissaient le bar.

— J’ai droit à une retournette.

— T’as pas droit à une retournette. T’as merdé.

— Alors, dis-moi un peu, qu’est-ce que tu penses de ça ?

— Je pense que t’as merdé plutôt deux fois qu’une.

Ed étala son argent. Il sourit à la ronde et annonça le Double-Un de Véga.

— De quoi te remettre à flot, reconnurent les vieillards.

Il souffla sur les dés – ils étaient lourds et froids au toucher, taillés dans un os extraterrestre intelligent qui absorbait la chaleur des mains et l’énergie du mouvement pour modifier les caractères en tombant. Les dés se dispersèrent et culbutèrent. Ils bondirent comme des sauterelles. Des symboles fluorescents apparurent brièvement – motifs d’interférences, antiques holographies bleues, vertes et rouges –, lorsqu’ils traversèrent un rayon de lumière oblique. Ed crut voir le Cheval, le Secteur, un clipper dans une tour de nuages fumeux. Puis les Jumeaux, ce qui lui donna un brusque frisson. L’un des vieillards toussa et tendit la main vers la bouteille de rhum. Quelques minutes plus tard, lorsque l’argent commença à changer de mains, chaque transaction s’effectua avec une rudesse mêlée de respect.

 

Ed resta dans le cirque pendant plusieurs jours avant qu’il se passe quoi que ce soit. Annie Glyph allait et venait à sa manière douce et timide. Elle était contente de le revoir à la fin de son travail. Elle avait toujours quelque chose pour lui. Elle semblait toujours un peu surprise qu’il soit encore là. Il s’habitua à voir son corps énorme bouger derrière le rideau en plastique de la douche. Elle faisait très attention ! C’était seulement la nuit, lorsqu’elle transpirait du café électrique, qu’il était obligé de garder ses distances pour éviter de se faire blesser.

— Ça te plaît, une fille aussi grosse que moi ? lui demandait-elle. Toutes celles que t’as baisées, elles étaient petites et mignonnes.

Ça le mettait en colère, mais il ne savait pas comment le lui dire.

— T’es bien, disait-il. T’es belle.

Elle rit et se détourna.

— Je suis obligée de faire le vide dans la chambre, dit-elle, pour éviter de casser quelque chose.

Les matins, elle était toujours absente. Ed s’éveillait tard, prenait son petit déjeuner au Café Surf sur le front de mer, et en profitait pour se tenir au courant de l’actualité. La guerre se rapprochait de jour en jour. Les Nastic tuaient des femmes et des enfants sur des vaisseaux civils. Pourquoi ? Nul ne le savait. Des épaves d’astronefs remplissaient les hologrammes. Quelque part du côté d’Éridan IV, des vêtements d’enfants et des artefacts domestiques tournaient lentement dans le vide, comme si on les avait agités : une embuscade absurde, trois cargos et une yole armée, La Vie Féerique, détruits ; équipage et passagers vaporisés en quatre-vingts nanosecondes. On n’y comprenait rien. Après avoir mangé, Ed faisait le tour du cirque pour proposer ses services. Il parla à beaucoup de gens. Ils étaient bien disposés, mais aucun ne pouvait l’aider.

— Il faut d’abord que vous rencontriez Madame Shen, disaient-ils.

Ed la chercha, et cette recherche devint un jeu pour lui. Chaque jour, il choisissait quelqu’un d’autre pour la représenter, une silhouette anonyme vue de loin, sexuellement ambiguë, à demi visible dans la violente lumière renvoyée par le béton. Le soir, il pressait Annie Glyph de questions.

— Est-ce qu’elle est là aujourd’hui ?

Annie lui répondait en riant :

— Ed, elle est occupée en permanence.

— Oui, mais est-ce qu’elle est là aujourd’hui ?

— Elle a des choses à faire. Elle travaille pour le compte des autres. Tu vas bientôt faire sa connaissance.

— Bon, d’ac. Regarde : c’est elle, là-bas ?

Annie était enchantée.

— Mais c’est un homme !

— Bon, et ça, c’est elle ?

— Ed, c’est un chien !

Ed aimait l’animation du cirque, mais il n’arrivait pas à comprendre les pièces exposées. Il s’arrêta devant « Brian Tate et Michael Kearney » et fut désorienté par la lueur de folie dans le regard de Kearney lorsqu’il contemplait l’écran par-dessus l’épaule de son ami et par le geste insolite de Tate lorsqu’il levait les yeux et se penchait à nouveau sur le moniteur, le visage épuisé éclairé par un début de révélation. Leurs vêtements étaient intéressants.

Il ne s’en tira guère mieux avec les extraterrestres. Les énormes caissons – ou sarcophages – pressurisés en bronze qui flottaient à un mètre, un mètre vingt au-dessus du sol avec une sorte d’élasticité onctueuse (si bien que lorsqu’on les touchait, même très légèrement, on les sentait réagir simplement, sur un mode on ne peut plus newtonien) le remplissaient d’anxiété. Il avait peur de leurs circuits incrustés et des côtes baroques qui pouvaient tout aussi bien être des ornements que des éléments mécaniques. Il était inquiété par la manière dont ils suivaient leurs gardiens pour traverser le champ de foire, au loin, dans la trompeuse clarté marine de midi. Finalement, il avait rarement le courage de regarder par le minuscule hublot en verre blindé qui permettait de découvrir le MicroHotep, l’Azul ou l’Hyspéron que les sarcophages étaient censés abriter. Ils bourdonnaient discrètement ou émettaient des éclairs quasi invisibles de radiations ionisantes. Il s’imaginait que regarder dans le hublot était comme regarder par l’oculaire d’une sorte de télescope. Ces capsules-cercueils lui rappelaient les caissons à buller. Il avait peur de se voir lui-même.

Quand il l’avoua à Annie Glyph, elle éclata de rire.

— Vous les bulleurs, dit-elle, vous avez toujours peur de vous voir dans la glace.

— Hé ! Une fois, j’ai regardé. Et ça m’a suffi. C’était comme s’il y avait un chaton à l’intérieur, une sorte de chaton noir.

Annie sourit en fixant un point invisible devant elle.

— Tu t’es regardé et tu as vu un chaton ?

Il la dévisagea.

— Ce que je veux dire, expliqua-t-il patiemment, c’est que j’ai regardé dans un de ces trucs en cuivre.

— Mais quand même, Ed, un chaton. C’est drôlement mignon.

Il haussa les épaules.

— C’est à peine si on y voyait là-dedans. Ça aurait pu être n’importe quoi.

Madame Shen était une non-apparition quotidienne. Ed croyait néanmoins pouvoir détecter sa présence dans l’air autour de lui : elle se manifesterait quand elle le voudrait, et il aurait du travail. Entre-temps, il se levait tard, buvait du Black Heart au goulot, accroupi avec les petits vieux sur le plancher du bar au Dunes Motel, tout en écoutant leur conversation décousue pendant que les dés tombaient et culbutaient. Ed gagnait plus souvent qu’il ne perdait. La chance lui souriait depuis qu’il était parti de chez lui. Mais il ne cessait de faire les Jumeaux et le Cheval et, par conséquent, ses rêves devinrent aussi perturbés que ceux d’Annie. Elle et lui suaient, se démenaient, s’éveillaient, et s’échappaient par le seul moyen à leur disposition.

— Baise-moi, Ed. Baise-moi aussi fort que tu veux.

Ed l’avait déjà dans la peau. Annie était son rempart contre le monde.

— Hé ! Concentre-toi ! Tu joues à l’élastique ou quoi ? lui disaient les petits vieux avec une joie malicieuse.

Si Annie travaillait de nuit, il jouait aussi en nocturne. Les vieillards n’allumaient jamais la lumière dans le bar désert. La clarté fluorescente du Secteur qui entrait par la porte ouverte leur suffisait. Ed se disait qu’ils pouvaient se passer de la plupart des choses dont on avait besoin quand on était plus jeune. Il secouait les dés une nuit vers dix heures lorsqu’une ombre tomba sur la partie. Il leva les yeux. C’était la réceptionniste. Ce soir-là, elle portait une jupe à franges en denim lavé. Ses cheveux étaient dressés, et elle tenait sous le bras son terminal-aquarium comme un article de lingerie qu’elle venait d’acheter. Elle se pencha et, avisant l’argent étalé sur la couverture, elle interpella les vieillards.

— Vous appelez ça jouer ?

— Bien sûr ! répondirent-ils en chœur.

— Eh bien, moi pas, dit-elle. Donnez-moi ces dés, je vais vous montrer ce que c’est que jouer.

Elle prit les osselets dans sa petite main, fléchit le poignet et lança. Un Double-Cheval.

— Vous trouvez ça intéressant ?

Elle relança les dés. Et les relança encore. Double-Cheval, six fois de suite.

— Bon, maintenant, avoua-t-elle, ça commence à devenir intéressant.

Ce tour, manifestement familier, suscita chez les vieillards une animation qu’Ed ne leur connaissait pas. Ils rirent, soufflèrent sur leurs doigts comme s’ils s’étaient brûlés. Ils se poussèrent du coude, ils lui firent de grands sourires.

— Maintenant, nous allons vous montrer quelque chose, promirent-ils.

Mais la réceptionniste secoua la tête.

— Je ne suis pas venue pour jouer, dit-elle.

Ils étaient manifestement déçus.

— C’est simplement, précisa-t-elle avec un regard appuyé en direction d’Ed, que j’ai autre chose à faire ce soir.

Ils hochèrent la tête comme s’ils avaient compris, puis regardèrent leurs pieds pour cacher leur déception.

— Mais au fait, dit-elle, il y a du rhum Black Heart au Long Bar aussi, et je sais à quel point les filles de là-bas vous plaisent. Qu’est-ce que vous en dites ?

Les petits vieux se répandirent en sourires et clins d’œil. Oui, ça pourrait nous intéresser, concédèrent-ils avant de sortir en file indienne.

— Allez-y, vieux birbes que vous êtes ! les tança la réceptionniste.

— J’y vais, moi aussi, dit Ed.

Il n’avait pas envie de se retrouver seul avec elle.

— Vous allez rester, lui conseilla-t-elle sans élever la voix. Si vous savez ce qui est bien pour vous.

 

Une fois les vieillards partis, la salle sembla s’assombrir. Ed dévisagea la réceptionniste et elle le dévisagea. De vagues lueurs émanaient de l’aquarium sous son bras. Elle se tapota les cheveux.

— Quel genre de musique aimez-vous ? demanda-t-elle.

Ed ne répondit pas.

— J’écoute pas mal de country du Nuage d’Oort, dit-elle, comme vous pouvez probablement le deviner. J’aime ses thèmes adultes.

Ce fut à nouveau le silence entre eux. Ed se détourna et feignit d’examiner le vieux mobilier délabré du bar, les stores à lamelles. Dehors, sur les dunes, une brise se leva et vint caresser les objets dans la salle comme si elle essayait de décider ce qu’elle allait faire avec. Au bout d’une minute ou deux, la réceptionniste dit doucement :

— Si vous voulez la rencontrer, elle est ici maintenant.

Ed sentit les poils se hérisser sur sa nuque. Il se força à regarder ailleurs.

— J’ai besoin d’un boulot, c’est tout.

— Et nous en avons un pour vous, dit une voix différente.

Des lumières minuscules commencèrent à ruisseler dans la salle depuis un point situé quelque part derrière lui. Il savait plus ou moins d’où elles venaient. Mais il ne gagnerait rien en l’avouant : pareil aveu risquait de tout foutre en l’air. J’ai vu des tas de choses, se dit Ed, mais je veux pas avoir les opérateurs fantômes dans ma vie. La réceptionniste avait posé l’aquarium sur le plancher. Un flot de poussières blanches s’envolait de ses narines, de sa bouche et de ses yeux. Quelque chose fit pivoter la tête d’Ed afin qu’il soit bon gré mal gré témoin de cet événement – qu’il lui donne forme en le reconnaissant. Les lumières étaient comme de l’écume et des diamants. Il en émanait une sorte de musique, comme le son de l’algorithme lui-même. Bientôt il n’y eut plus de réceptionniste, seulement l’entité qui l’avait programmée, présentement occupée à se reconstituer sous la forme de la petite femme asiatique qu’il avait déjà tuée sur Yulgrave Street. Le jean devenait le cheongsam fendu sur la cuisse, la country nasillarde du Nuage d’Oort s’échangeait contre des sourcils férocement épilés et un accent qui avalait ô combien délicatement les consonnes. Lorsque la transition fut terminée, le visage scintilla en négatif-positif, tantôt jeune, tantôt vieux, avec une bizarre perfection. Elle possédait le charisme d’une créature extraterrestre irréelle, plus puissant que le sexe, même si c’était ainsi qu’on le ressentait.

— Je me suis fourré dans un sacré bordel, murmura Ed. Heureusement que je peux ficher le camp.

Sandra Shen lui sourit.

— Hélas, non, j’en ai peur, dit-elle. Nous ne sommes pas dans un parc de caissons, Ed. Il y a des conséquences, ici. Vous voulez ce boulot oui ou non ?

Avant qu’il puisse répondre, elle poursuivit :

— Sinon, Bella Cray aimerait vous dire deux mots.

— Hé ! C’est une menace.

Elle secoua la tête imperceptiblement. Ed se pencha pour la regarder et essaya de voir de quelle couleur étaient ses yeux. Son anxiété la fit sourire.

— Laissez-moi vous dire quelque chose sur vous, suggéra-t-elle.

— Oh, oh ! Maintenant, nous y voilà. Comment vous pouvez tout savoir sur moi si vous m’avez encore jamais vu ?

Il grimaça un sourire.

— Qu’est-ce qu’il y a dans l’aquarium ? dit-il en se tordant le cou pour voir derrière elle l’objet posé sur le plancher. Ça fait un moment que je me le demande.

— Commençons par le commencement. Ed, je vais vous dire un secret qui vous concerne. Vous vous ennuyez facilement.

Ed souffla sur ses doigts pour indiquer une brûlure.

— Ça alors ! dit-il. Ça, j’y ai encore jamais pensé.

— Non, dit-elle. Pas cet ennui-là. Pas l’ennui qu’on gère à partir d’un sondeur ou d’un caisson à buller. C’est derrière cela que vous avez caché votre véritable ennui toute votre vie.

Ed haussa un peu les épaules et essaya de regarder ailleurs, mais les yeux de la femme immobilisaient pour ainsi dire les siens et il n’y arriva pas.

— Votre âme s’ennuie, Ed ; on vous l’a donnée avant votre naissance. Le plaisir sexuel, Ed ? C’est pour boucher un trou. Le plaisir de buller ? C’est pour boucher un trou. Vous préférez les situations critiques ? Vous êtes incomplet, Ed : c’est vous qu’il faut remplir, voilà toute l’histoire. Une autre chose que n’importe qui peut voir, même Annie Glyph : vous avez une case de vide.

Ed avait déjà entendu ça plus souvent qu’elle ne le croyait, bien qu’en général ce soit, il était obligé de l’avouer, dans d’autres circonstances.

— Et alors ? dit-il.

Elle fit un pas de côté.

— Alors, maintenant, vous pouvez regarder dans l’aquarium.

Ed ouvrit la bouche. Il la referma. Il s’était fait entuber sans comprendre comment. Il savait qu’il ferait le boulot, précisément à cause de cet ennui qu’elle avait mentionné. Il regarda en biais à la lumière qui s’infiltrait par la porte ouverte. La lumière du Secteur Kefahuchi, qui rendait Sandra Shen plus difficile et non pas plus facile à voir. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais elle le devança.

— Le spectacle a besoin d’un prophète, Ed.

Elle commença à se retourner.

— C’est la place vacante. C’est à prendre ou à laisser. Et puis, vous savez, ça arrangerait Annie d’avoir un peu plus de liquide. Il ne lui reste pas grand-chose quand elle s’est ravitaillée en café électrique.

Ed ravala sa salive.

 

Chuintement feutré de la mer derrière les dunes. Un bar désert plein de poussière et de lumière Kefahuchi. Un homme à genoux, la tête à l’intérieur d’une sorte d’aquarium, incapable de se libérer, comme si la mystérieuse substance fumeuse mais glaciale qui remplit le bocal l’a saisi et essaie déjà de le digérer. Ses mains tirent sur l’aquarium, ses biceps gonflent. La sueur ruisselle de sa personne dans la lumière merdique, ses pieds tapent et vibrent contre les lames du parquet et – tout en ayant l’impression d’hurler – il émet un gémissement discret et suraigu.

Au bout de quelques minutes, cette activité décline. La femme de type asiatique allume une cigarette sans filtre et le regarde attentivement. Elle fume un moment, retire un grain de tabac de sa lèvre, puis lui souffle :

— Que voyez-vous ?

— Des anguilles. Des sortes d’anguilles qui s’éloignent de moi.

Un silence. Ses pieds recommencent à tambouriner sur le plancher. Puis il dit d’une voix étouffée :

— Trop de choses peuvent se passer. Vous le savez ?

La femme souffle la fumée, secoue la tête.

— Ça ne marchera pas avec un public, Ed. Essayez encore une fois.

Elle ébauche un geste complexe avec sa cigarette.

— De toutes les choses qu’il pourrait être, il n’en est qu’une…

Elle le lui rappelle comme si elle le lui a déjà rappelé.

— Mais la douleur !

Elle semble faire peu de cas de la douleur.

— Continuez, dit-elle.

— Trop de choses peuvent se passer, vous savez, répète-t-il.

— Je le sais bien, dit-elle d’une voix un peu plus sympathique.

Elle se penche pour toucher brièvement ses épaules contractées, distraitement, comme si elle calmait un animal. Une sorte d’animal qu’elle connaît bien, et dont elle a une expérience considérable. Sa voix est chargée de tout le charisme sexuel des vieilles créatures extraterrestres fabriquées de toutes pièces.

— Je le sais bien, Ed, veuillez me croire. Mais essayez de voir dans plus de dimensions. Parce qu’on est au cirque, coco ! Comprenez-vous ? C’est du spectacle. Les autres veulent en avoir pour leur argent.

 

Lorsque Ed Chirnois revint à lui, il était trois heures du matin. Étalé de tout son long, face contre terre, entre la mer et le Dunes Motel, il se caressa doucement le visage. Il n’était pas aussi collant qu’il s’y attendait, bien que la peau soit plus lisse que d’ordinaire et légèrement irritée, comme s’il avait utilisé une crème exfoliante bon marché avant de sortir le soir. Il avait beau être fatigué, toutes les sensations visuelles, olfactives et sonores – le contour des dunes, l’odeur du varech, le bruit du ressac – étaient très accentuées. Il crut d’abord qu’il était seul. Mais Madame Shen était là, debout au-dessus de lui, ses petits souliers noirs s’enfonçant dans le sable tandis que le Secteur embrasait le ciel nocturne derrière elle.

Ed gémit. Il ferma les yeux. Le vertige l’assaillit immédiatement : une image rémanente du Secteur tournoyait sur le fond noir du néant.

— Pourquoi vous me faites ça à moi ? chuchota-t-il.

Il eut l’impression que Sandra Shen haussait les épaules.

— C’est le boulot, dit-elle.

Ed tenta de rire.

— Pas étonnant que vous trouviez personne pour le faire.

Il se frotta à nouveau le visage, se passa la main dans les cheveux. Rien. Au même moment, il comprit qu’il ne se débarrasserait jamais de l’impression d’être aspiré par cette substance. Et c’était là le problème : elle n’était pas dans l’aquarium, en réalité. Ou alors, si elle l’était, elle était aussi ailleurs…

— Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai dit que j’avais vu quelque chose ?

— Vous vous en êtes bien tiré pour votre première leçon.

— C’est quoi, ce machin ? J’en ai encore sur moi ? Qu’est-ce que ça m’a fait ?

Elle s’agenouilla brièvement à côté de lui et lui caressa les cheveux à partir du front.

— Pauvre Ed, dit-elle.

Il sentit son haleine sur son visage.

— La prophétie ! s’écria-t-elle. C’est encore un art maudit, et vous êtes à l’avant-garde de cet art. Mais essayez de voir les choses ainsi : tout le monde a perdu son chemin. Les gens ordinaires marchent dans la rue, ils ont tous reçu des indications erronées. Tout le monde est obligé de retrouver son chemin. Ce n’est pas si dur que ça. Les gens le font quotidiennement.

L’espace d’un instant, il crut qu’elle allait continuer. Puis elle lui donna une petite tape dans le dos, ramassa l’aquarium, le mit sous son bras et s’éloigna cahin-caha, traversant les dunes pour retourner au cirque. Ed rampa dans les oyats jusqu’à ce qu’il trouve un endroit pour vomir tranquillement. Il s’aperçut alors qu’il s’était mordu la langue en essayant d’arracher l’aquarium de sa tête.

Il avait déjà décidé d’essayer d’oublier les trucs qu’il avait vus là-dedans. À côté de ça, le syndrome du sevrage des caissons était de la rigolade.

L'Ombre du Shrander
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